Le prix Nobel de littérature (1979) disait : « Si [seulement] on pouvait mesurer l'importance des peuples, non pas à l'importance de leurs notables, comme on le fait aujourd'hui, mais à l'intensité de noblesse de cœur qu'ils sont capables de maintenir même dans les circonstances les plus difficiles. »
Dans des notes qui ont été rassemblées dans un ouvrage (Autoportraits (1), traduit en français aux éditions Fata Morgana, en 2002) peu avant et après sa mort en 1996, Odysseas Elytis s'interrogeait alors sur le devenir de l'âme grecque, celle des hommes courageux qui restent eux-mêmes malgré l'adversité, et sur le rôle du poète, sur l'impossibilité de régir la cité comme on régit son intériorité personnelle.
Il observait ses compatriotes (« ils font preuve de cette droiture et de cette noblesse qui témoignent d'un or précieux caché dans leur fonds ancestral ») et notait :
« A peine veut-on mettre en avant une de ces valeurs fondamentales pour notre identité nationale, que l'idée tombe entre les mains d'un tas de technocrates qui naviguent en enfer comme des poissons dans l'eau. Veut-on défendre une idée sacrée de justice sociale, voilà qu'on se trouve aux côtés d'un ramassis de gens qui ne sont pas là pour défendre leur jugement personnel mais pour obéir aux ordres de leur leader. » (Autoportraits, p.17-18)
Tiens, on dirait de l'actualité !
De nombreuses biographies en français sont disponibles sur internet (voir les liens en bas de page), dont celle, très riche en informations, de wikipedia.
Je vous propose de retrouver le poète tel qu'il se raconte lui-même.
Le poète de la mer Égée
Dans Autoportraits (1), Odysseas Elytis (Οδυσσέας Ελύτης) montre comment il est devenu celui que les grecs surnomment « le poète de la mer Égée », comme happé malgré lui par la beauté de la Grèce et de ses gens. Il semblait mu par une mission de renouveau littéraire : « je dois dire qu'il ne m'a pas été facile de trouver ma voie. Les jeunes gens ont du mal à comprendre cela. Pour eux l'expression poétique est aujourd'hui ce qu'elle a toujours été. Ils ne peuvent imaginer ce que signifie la volonté de renverser ce qui existe pour mettre autre chose à la place, mais sans faire pour autant n'importe quoi. Quelque chose qui convienne et qui soit vraiment capable de remplacer l'ancien ».
Elytis est l'héritier direct de la tradition antique :
« En tant que poète lyrique, je ne peux penser sans émotion que l'art que je pratique est né ici, dans l'espace égéen ; je pourrais dire aussi sur la terre de ma patrie, si l'on considère que Sappho à Lesbos aussi bien qu'Archiloque à Paros sont les premiers de tout le monde occidental à avoir détaché la poésie du poème épique et du mythe religieux et à avoir tenté d'exprimer par cette voie leurs sentiments et leur monde intérieur. Pour un poète, cela a beaucoup d'importance et j'ai bien peur que les Européens ne réalisent pas toujours que l’Égée est bien le berceau de la tradition artistique qui s'est continuée jusqu'à ce jour.
Et pour nous, Grecs, l'importance est encore plus grande, car la langue grecque s'est maintenue dans la même continuité. Ce qui a pris naissance avec Archiloque et Sappho s'est continué sans interruption jusqu'à nous, au point qu'il n'y a pas eu un seul siècle sans création poétique en langue grecque. »(p.52)
Le poète solaire
Le poème est selon lui construit autour d'un noyau central, tel le soleil « Quand je parle de métaphysique solaire, j'entends bien métaphysique de la Lumière (…) J'emploie le mot solaire pour montrer que le poème a un point central, un noyau en quelque sorte ; et ceci en terme de structure (…) Si l'on plaçait, par comparaison, la pensée à la place du soleil, et tous les facteurs qui contribuent à l'expression poétique -images, comparaison, métaphores – à la place des planètes, on verrait que le mouvement dans lequel est entraîné cet ensemble présente les mêmes caractéristiques que le mouvement du système solaire. Ainsi la lumière, commencement et fin de toutes les apocalypses, irradie au fur et à mesure que le poème est perçu dans toute son ampleur, atteignant finalement une transparence qui permet de voir en même temps à travers la matière et à travers l'âme. Voilà ce qui pour moi doit être la finalité ultime du poème.
C'est à Patmos que l'on peut le mieux comprendre cela : quel est le chemin qui a conduit Saint Jean à l'Apocalypse. »
Sa formation littéraire
Odysseas Elytis a fait des études de droit à l'université d'Athènes après deux ans d'étude en chimie.
« De dix-sept à vingt-trois ans je fus influencé par de nombreux poètes. A chacune de mes lectures j'avançais jusqu'à un certain point. Mais j'avais la prudence de ne rien publier.
C'est ainsi qu'en explorant différentes voies, je sentis aux alentours de 1934 que j'entrais en possession d'un certain mode d'expression qui ne ressemblait en aucun autre et que les Orientations commencèrent peu à peu à prendre forme.
Ce furent Georges Katsimbalis et Georges Séféris qui m'arrachèrent les premiers manuscrits et les publièrent dans les Nouvelles Lettres en novembre 1935. Ce fut là ma première parution, je dirais mon premier plongeon. Il me paraît significatif aujourd'hui que les premiers mots de mon livre aient été «L'amour l'archipel» ce qui d'une certaine manière présageait de toute l'évolution future de ma poésie, en ce qui concerne le contenu. » (p.43-44).
Le poète et sa génération
Né le 2 novembre 1911 à Heraklion en Crète, il fera partie à l'âge adulte de « la génération des années trente [qui était selon lui] une génération de prosateurs, de bons prosateurs qui firent passer le roman de la vie rurale à la vie urbaine. Mais ils nous voyaient, nous les poètes,un peu comme des écrivains à-part (…) Toutefois ma place personnelle dans cette génération était quelque peu singulière ; d'un côté j'étais le dernier d'une génération qui s'était penchée sur les sources de la grécité, de l'autre j'étais le premier d'une autre génération qui était confrontée aux théories révolutionnaires du modernisme. » (p.44).
Elytis et Embirikos
Le surréalisme
« Le surréalisme, en tant qu'école théorique parmi d'autres, soutenait certaines thèses avec lesquelles je n'étais pas d'accord, mais en tant que mouvement intellectuel plus large, en lutte contre le rationalisme occidental, proclamant la toute-puissance de l'imagination et du rêve, la libération de l'amour, affirmant que les phénomènes de la matière sont aussi des phénomènes de l'esprit, il était normal qu'il me captive, surtout à vingt ans (…) Il représentait pour moi quelque chose de magique, une bouffée d'oxygène inattendue dans une Europe embourbée et aux structures rigides. De mon point de vue d'aujourd'hui, il est clair qu'il m'a beaucoup aidé, sauf que je me suis servi de lui et non pas l'inverse. Mais c'est bien là que se trouve toute la différence. » (p45).
Odysseas et ses mentors
« J'eus la chance de fréquenter Georges Séféris (2) et Andreas Embirikos (3). Ils avaient dix ans de plus que moi, et l'aide qu'ils m'apportèrent, quoiqu'à l'inverse de toute attente, pourrais-je dire, me fut essentielle. S'agissant de Séféris, il aurait été naturel qu'il me conduisît aux sources de la grécité, alors qu'en fait, il m'aida à prendre conscience des problèmes posés par la révolution de l'art moderne. Quant à Embirikos, il me fit découvrir Theophilos.
C'est en 1935, quelques mois après que j'eus rencontré Andréas Embirikos, que nous fîmes ensemble un voyage à Mytilène (4) (…) A cette époque, bien entendu, très peu de gens s'intéressaient à Théophilos et nous ne pensions pas trouver beaucoup d'informations sur lui, même à Mytilène (…) Après quoi nous entreprîmes une sorte d'expédition en voiture, de village en village. Nous entrions dans les cafés, et, au hasard de ce parcours, nous découvrîmes une quinzaine d’œuvres de Théophilos qui entrèrent dans la collection d'Embirikos. »(5) (…) J'étais jeune à l'époque. Je fus tout de suite intéressé par ce que je voyais, mais je dois dire que ce fut bien plus tard que je compris l'importance de Theophilos. J'écrivis alors un essai qui fit l'objet d'une petite plaquette. »
Theophilos Hatzimikhail (Θεόφιλος Χατζημιχαήλ) : Alexandre le grand
Elytis dans la deuxième guerre mondiale
En 1940, après le refus du dictateur Metaxas de collaborer avec l'Italie fasciste et l'Allemagne nazie (le « non » grec,Όχι, symbole de la Résistance, est fête nationale le 28 octobre), l'Italie déclare la guerre à la Grèce qui repousse l'envahisseur jusqu'en Albanie.
« L'Albanie fut, dans ma chair, une insoutenable aventure, et, pour le destin de mon âme une profonde rupture (…) la guerre me fit prendre conscience de ce qu'est le combat, non celui d'un individu isolé, mais celui de tout un groupe, ce que veut dire se battre dans une troupe soudée par un même idéal, auquel chacun se soumet. Sans cette expérience, je crois que la voie ne m'aurait jamais été ouverte pour écrire Axion Esti. » (p.47)
Pendant la bataille, Elytis sera blessé par des éclats d'obus, puis victime du typhus.
Elytis (au centre) en Albanie
Axion Esti, son œuvre majeure (6)
Odysseas Elytis, en exil à Paris, fait une analogie entre le destin du poète et celui de la Grèce : « je voyais clairement que le destin de la Grèce parmi d'autres nations était semblable au destin du poète parmi les autres hommes – étant entendu, bien sûr, que je désigne ainsi les hommes d'argent et de pouvoir (…) je ressentais de m'exprimer par une prière, autrement dit de donner à ma protestation contre l'injustice la forme d'un hymne.
C'est ainsi que naquit Axion Esti. »
Extrait d'Axion Esti, mis en musique par Mikis Theodorakis
et interprété par Grigoris Bithikiotsis
et interprété par Grigoris Bithikiotsis
Son séjour à Paris (1948)
Odysseas Elytis rencontra les surréalistes français : « A Paris, j'eus l'occasion de faire personnellement la connaissance de la plupart des poètes que j'avais lus et admirés de loin : André Breton, chef du Surréalisme, Tristan Tzara du groupe des Dadaïstes, René Char,
et surtout Pierre Reverdy et Paul Eluard avec lesquels j'avais des liens plus étroits - nos tempéraments nous rapprochaient. Mais le plus important fut la possibilité d'approcher et de voir vivre les plus grands peintres de l’École de Paris – Matisse, Picasso, Chagall et Giacometti – ce qui, même pour les Français et les professionnels du monde de l'art, n'était pas chose facile car ils savent garder leurs distances.
Odysseas Elytis sur les quais
de la Seine à Paris
La peinture, les collages
« (…) si je n'étais pas devenu poète, j'aurais pu être un bon peintre (…)
Mais je n'ai pu réaliser cette ambition, même en amateur. Tout simplement parce que je ne possédais pas la technique. C'est pourquoi, quand je voulus à tout prix aller dans cette voie, je me tournai vers les procédés du collage.
Le collage, c'est Max Ernst qui en avait été l'initiateur, au sein du mouvement surréaliste, en associant d'anciennes zincographies pour créer de nouvelles images transcendantales (…) je fis ainsi quelques compositions que j'appelais collages.
On croit souvent que c'est facile à faire, mais ce n'est pas le cas, car les lois qui régissent la composition en peinture sont également valables pour les collages. De plus il faut ici veiller à l'unité de l'ensemble, faire oublier qu'il s'agit de morceaux assemblés. Si, par exemple, un élément reçoit la lumière d'un côté, il doit en être de même pour les éléments voisins, et ainsi de suite. »
Odysseas Elytis : Ο Κούρος (le Kouros), 1978.
Elytis a également été très lié aux musiciens, tels que Mikis Theodorakis et Manos Hadjidakis qui ont mis en musique ses poèmes. Angélique Ionatos (qui l'a connu)
est actuellement en France la messagère du poète.
Theophilos : Le joueur de lyre
___Notes personnelles
1- Autoportraits est un ouvrage des éditions Fata Morgana (2002) traduit par Chantal
et Jacques Bocquentin, ainsi que Béatrice Stellio-Connolly. À l'origine, ce sont des textes épars, dont une partie, Autoportrait en langue parlée est disponible en grec aux éditions Ypsilon/Biblia (2000).
Texte original (p.17à 20 de la version française correspondant aux pages 4 et 5 de la version originale grecque en ligne):
Κοντολογίς, να μπορούσαν και τη σημασία των λαών να τη μετράνε όχι από το πόσα κεφάλια διαθέτουνε για μακέλεμα, όπως συμβαίνει στις μέρες μας, αλλά άπ' το πόση ευγένεια παράγουν, ακόμη και κάτω από τις πιο δυσμενείς και βάναυσες συνθήκες (...)
(p.5) [à7'57 dans la video ci-dessous jusqu'à 8'17].
Στις κοινωνικές τους σχέσεις, τις οικογενειακές αλλά και τις έπαγγελματικές, συμπεριφέρονται με μιαν ευθύτητα και μια ψυχική εύγένεια που μαρτυρούν κοιτάσματα χρυσού στο προγονικό τους υπέδαφος.(...)
Δέν τολμάς να τραβήξεις μιαν άπο τις αξίες που πιστεύεις ότι ικανοποιούν την εθνική σου φιλαυτία, και βλέπεις να βγαίνουν μαζί της ενα σωρό άνθρωποι των χρηματιστηρίων, που ανεβοκατεβαίνουν στην κόλαση όπως στο σπίτι τους. Δεν κοτάς ν' άγγίξεις μιαν απο τις αξίες που ικανοποιούν τα αισθήματά σου για κοινωνική δικαιοσύνη, και βρίσκεσαι να «κάνεις πορεία» μ' έναν συρφετό άνθρώπων που δεν έχουν δική τους σκέψη αλλά την περιμένουν από τον καθοδηγητή τους. (p.4) [à 4'42 dans la video ci-dessous jusqu'à 5'14].
2- Georges Séféris, poète grec, lui aussi prix Nobel de littérature en 1963.
3- Andreas Embirikos est le chantre du surréalisme en Grèce.
4- Notons qu'en plus, la famille d'Odysseas Elytis est originaire de l'île de Lesbos par son père et sa mère, Mytilène en est la ville principale et sert parfois à désigner toute l'île. Elytis est un pseudonyme, le véritable nom de famille du poète est Alépoudhélis.
5- Les œuvres du peintre Theophilos sont pour la plupart des peintures murales qu'on a retrouvé disséminées sur l'île de Lesbos et sur d'autres îles de la mer Égée, parfois dissimulées sous la chaux. Ses œuvres sont aujourd'hui rassemblées dans un musée public à quelques kilomètres du centre de Mytilène.
6- Axion Esti, Ainsi soit-il ou Loué soit, traduit en français par Xavier Bordes et Robert Longueville aux éditions Gallimard.
___Liens / Links
_Biographies d'Odysseas Elytis :
Odysseas Elytis (wikipedia)Elytis sur Esprits nomades par Gil Pressnitzer
Biographie par Guy Wagner sur le site de Mikis Theodorakis
Quelques traductionsdu poète par Michel Volkovitch
_ Une exposition sur le travail pictural d'Odysseas Elytis à la fondation _Theocharakis, à Athènes
_ Angelique Ionatos et Katerina Fotinaki, concerts hommage à l'institut français d'Athènes et à Lesbos (03 et 12 novembre en Grèce).
_Pour lire en grec la première partie de Autoportraits des éditions Fata Morgana (partie intitulée Personne et société), le texte original est ici : Τά δημόσια και τά ιδιωτικά.
_La deuxième partie de l'ouvrage a pour titre grec : Αυτοπροσωπογραφία (σέ λόγο προφορικό) aux éditions Ύψιλον/βιβλία.
O. Elytis sur ce blog :
Les Chats- Τα γάτια – The Cats (O. Elytis & C. Baudelaire)
Odysseas Elytis - Τα τζιτζίκια (les Cigales)
Odysseas Elytis : Η νεφέλη - La Nuée -
La Grécité selon Odysseas Elytis
> Suite de la rubrique Elytis de ce blog >> L'ÉgéeOdysseas Elytis - Τα τζιτζίκια (les Cigales)
Odysseas Elytis : Η νεφέλη - La Nuée -
La Grécité selon Odysseas Elytis
Ces liens sont amenés à être complétés.
_Commentaires et informations sont très bienvenus (il faudra juste être un peu patient avant leur publication).
_ « Odysseas Elytis : L'Égée * Του Αιγαίου (Ο έρωτας)
Fanny Ardant et Sonia Wieder-Atherton seront à Athènes le 21 décembre
http://dornac.eklablog.com/odysseas-elytis-a-100-ans-a83429516?fbclid=IwAR1OCLaSCZaE0FSC_fiCmWUGSCDSMzzbShdCcAqWgCi2eHNYba5oM6TDPUo
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